L’hypothèse
de l’empiètement d’un acte de gestion pris par le dirigeant d’une société
commerciale sur les pouvoirs de la collectivité des associés peut paraître
surprenante de prime abord. En effet, les
associés sont compétents pour les questions importantes qui concernent souvent
l’existence même de la société, comme la modification des statuts, la
dissolution ou encore la fusion avec une autre société. Il est donc difficile
d’appréhender l’hypothèse qu’un dirigeant puisse interférer dans ces grandes décisions constituant les
orientations de la société par des actes relevant de la gestion quotidienne. De
même, il est difficile d’admettre qu’un
tiers puisse penser que l’une de ces décisions est du ressort du dirigeant,
tant il est évident qu’elle ne concerne pas la gestion de la société[1].
Cependant, un acte de gestion pris par le dirigeant
dans le cadre de la gestion quotidienne de la société peut porter indirectement,
une atteinte aux pouvoirs des associés. Cette hypothèse se présente notamment,
à l’occasion de la prise d’actes de gestion qui emportent, indirectement,
modification ou dissolution de la société.
Le droit des sociétés commerciales réserve d’une façon
générale à la collectivité des associés les décisions les plus importantes sur
la marche de la société. C’est ainsi que la décision de modification des
statuts ou celle de dissolution des sociétés est du ressort des associés. Etant
d’une nature légale, cette compétence a un rayonnement erga-ommes, en ce sens
qu’elle s’impose aussi bien aux associés et aux dirigeants qu’aux tiers, qui ne
sont pas censés l’ignorer[2].
Le dirigeant, ayant les pouvoirs les plus étendus pour
engager la société nonobstant toutes restrictions conventionnelles des
pouvoirs, ne peut engager la personne morale si l’acte qu’il conclut empiète
sur les pouvoirs dévolus à la collectivité des associés. Les tiers ne peuvent
dans ce cas invoquer la plénitude des pouvoirs du dirigeant concluant l’acte au
nom de la société.
Il en
découle que les actes effectués par le dirigeant, et qui emportent
indirectement modification statutaire, n’engagent pas la société. Les tiers
doivent savoir que celui-ci ne peut de son propre chef, modifier les statuts.
L’exemple le plus classique est l’acte de disposition
ayant pour objet, un bien statutaire. Un tel acte ne rentre pas dans les
pouvoirs les plus étendus du dirigeant. La vente d’un bien inscrit dans les
statuts revient à une modification statutaire indirecte.
Il en est, ainsi, lorsque le bien est inscrit dans les
statuts, comme étant lié à l’objet social[3].
Dans la célèbre affaire de l’hebdomadaire de Doullens, la Cour de cassation française a
décidé que la cession d’un hebdomadaire, objet d’exploitation d’une S.A.R.L,
n’engage pas la société, parce qu’elle équivaut à une modification statutaire.
En l’espèce, la nomination de l’hebdomadaire aliéné était celle de la société.
Selon la Cour ,
cette cession implique nécessairement un changement de la dénomination sociale
et, partant, elle constitue une modification des statuts[4].
Dans cette affaire, la Cour de cassation française a bien distingué,
entre d’une part, les actes qui portent atteinte à l’objet social en modifiant
la clause statutaire qui le règlemente et d’autre part, les actes qui dépassent
l’objet social, sans pour autant le remettre en cause en tant que mention
statutaire[5].
En effet, tout en rejetant le pourvoi formé contre la décision de la Cour d’appel[6],
qui avait soutenu que l’acte de vente équivalait à une disparition de l’objet
social, la Cour
de cassation a opéré une substitution de motif et a considéré que l’acte
emporte une modification indirecte des statuts.
En outre, dans l’affaire « la villa des
sources », un nouveau président du conseil d’administration contestait la
promesse de vente consentie par son prédécesseur qui concernait le fonds et
l’immeuble dans lequel était exploitée la maison de repos gérée par
l’entreprise. D’après lui, l’opération aurait abouti à rendre impossible la
poursuite de l’objet social. La
Cour de cassation a rejeté les prétentions du demandeur, en
soulignant que la Cour
d’appel avait noté avec exactitude que l’objet social n’était pas limité à
l’exploitation de la maison de repos « La villa des sources »,
mais était, plus généralement, l’exploitation de toutes maisons de repos. La
solution aurait été différente si les statuts avaient limité l’objet social à
la seule « Villa des sources »[7].
De même, il a été jugé que si une mine constitue
l’objet essentiel d’une société à qui elle a donné son nom, l’acte par lequel
le conseil d’administration dispose, par voie d’amodiation perpétuelle de cette
mine, doit être déclaré nul, parce qu’il porte sur un bien statutairement
désigné comme constituant l’objet social[8].
De manière voisine, selon la Cour de cassation française,
outrepasse ses pouvoirs, le dirigeant qui conclut avec le directeur technique
de l’entreprise une convention aux termes de laquelle la société s’engage à
verser le quart de son actif en cas de rupture ou en cas de non-renouvellement
du contrat de travail. Cette convention entraîne une diminution du capital
social et nécessite donc, une modification des statuts qui ne peut être que
l’œuvre des sociétés[9].
Plus récemment, la Cour de cassation française décide
que « ne donne pas base légale à sa décision…, la Cour d’appel qui
accorde au bénéficiaire d’une promesse de vente de fonds de commerce, non
suivie d’effet, l’indemnité conventionnelle de résolution, sans rechercher,
ainsi qu’elle y était invitée, si la cession promise par le gérant, sans
autorisation des associés, n’impliquait pas une modification des statuts quant
à la détermination de l’objet social, pour laquelle la loi attribue
expressément compétence aux associés »[10].
Dans le même ordre d’idées, la société
n’est pas engagée par les actes du dirigeant qui emportent dissolution
indirecte de la société. C’est ainsi que la vente d’un fonds de commerce unique
peut constituer une décision indirecte de dissolution en ce qu’elle a pour résultat
de mettre fin à l’activité sociale[11].
En revanche, le même acte ne constitue pas dissolution indirecte, si le fonds
de commerce aliéné n’est pas l’unique fonds exploité par la société, ou parce
qu’il est possible de réinvestir le prix perçu dans l’achat d’un autre fonds[12]
et toutes les fois que la vente du fonds ne constitue pas, à elle seule, un
obstacle au maintien de l’activité de la société. La Cour de cassation française
a, ainsi, admis la validité de la cession d’un bail des lieux ou est exploité
un fonds de commerce de la société, au motif que l’opération ne portait pas
atteinte à l’activité de la société qui « pouvait exercer son exploitation
commerciale dans toutes les villes de France, et même à l’étranger »[13].
De même, « la compagnie universelle du canal de suez » a, malgré la
nationalisation de ce canal, continué une brillante carrière. Outre
l’exploitation du canal, les statuts prévoyaient que la société pouvait
s’adonner à diverses activités financières[14].
Ainsi, les tiers doivent faire preuve d’une vigilance
particulière à l’égard des actes qui revêtent la forme d’actes de gestion
ordinaires et relevant de la compétence du dirigeant, mais qui sont en réalité
un empiétement sur une décision qui aurait du être prise par la collectivité
des associés.
La protection du tiers contractant avec la société par
le biais de la plénitude des pouvoirs du dirigeant représentant la personne
morale et par le biais du principe de l’inopposabilité aux tiers des
limitations conventionnelles des pouvoirs du dirigeant ne peut être applicable
aux pouvoirs de la collectivité des associés. Les tiers se doivent de bien
distinguer entre un acte pris par le dirigeant opposable à la société même en
présence d’une limitation statutaire et un autre acte qui serait inopposable à
la société parce qu’il emporte nécessairement une modification des statuts ou
même une dissolution de la société et donc empiète sur les pouvoirs de la
collectivité des associés.
[1]
ARRGHI (J-P), Apparence et réalité, Contribution à l’étude de la protection des
tiers contre les situations apparentes, Thèse, Nice, 1974, p.138 et 139.
[2] GUYON (Y), Droit des
affaires, Tome 1, droit commercial général et sociétés, 9ème
édition, Economica, Paris, 1996. , n°495.
[3]
L’objet social peut indiquer que l’activité de la société sera exercée dans un
immeuble déterminé ou devra s’exercer dans un fonds de commerce précis. La
vente de ces biens est, avant tout, une modification statutaire puisqu’elle
implique une modification de l’objet social qui est, en premier lieu, une
mention statutaire. MICHA-GOUDET (R), « objet social », J.CI
sociétés, éditions 1999, Fasc. 9-20, n°5 ; BLAISE (H), Chron. précitée,
n°42.
[4]
Cass.com, 12 janvier 1988, Rev. Sociétés 1988, p.263.
[5]
STORK (M), « Sociétés à responsabilité limitée, Gérance, Organisation,
Pouvoirs », J.CI sociétés, édition
d 1998, Fasc. 74-10, n°95
[6]
Amiens, 16 janvier 1985, Gaz. Pal, 1985, p.212.
[7]
Cass. Com, 18 octobre 1979, Bull. civ, n°35.
[8]
Paris, 15 mars 1957, s.1957, 2, 157, confirmant trib. Civ. seine, 3 mai 1956,
Somm. 160.
[9]
Com. 24 février 1953, J.C.P. 1953, II, 7626 note J.R.
[10]
18 octobre 1994, Cass. Com, Rev. sociétés, avril-juin, 1995, p.284.
[11]
GUYON (Y), op.cit, n°495.
[12]
17 mars 1954, précitée.
[13]
Cass. Com, 13 novembre 1957, D. 58, 269 ; 21 Novembre 1990, Rev. sociétés
1991, somm, p.390.
[14]
COZIAN (M) et VIANDER (A) DEBOISSY op.cit, n°153.
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